Comité de la Prévention Spécialisée de Paris

Rapport Thierry : valeurs républicaines dans l'action sociale

Rapport Thierry : valeurs républicaines dans l'action sociale

Incarner les valeurs de la République

« Les professionnels du social sont profondément convaincus que l’apprentissage de l’autonomie qu’ils cherchent à faciliter chez les personnes qu’ils accompagnent passe par l’exercice de la citoyenneté (…) mais leurs interventions se situent dans un contexte de plus en plus marqué par des intolérances politiques et religieuses, et dans un climat de scepticisme généralisé par rapport à la chose publique, voire de rejet. »

Pour incarner les valeurs de la République, le rapport prône présence et immersion sur tous les territoires. Il dénonce « le paradoxe dramatique de l’affaiblissement ou du cantonnement de la prévention spécialisée » alors que ses éducateurs sont « les seuls à aller au contact en permanence, pour exercer une mission de prévention large ».

M. Thierry indique que, s’agissant des démarches de formation sur la laïcité, une « pédagogie rigoureuse et très concrète, très largement construite sur l’alternance théorie / pratique » est nécessaire, sur des sujets comme la lutte contre les discriminations et contre les diverses formes de racisme ou encore le modèle social français et le rôle d’un Etat solidaire (« on ne demandera pas aux travailleurs sociaux de se faire les propagandistes d’un modèle social idéalisé, mais de comprendre les cohérences et les grandes lignes de force de notre système social, de savoir qu’il n’existe jamais d’acquis sociaux pérennes, de mesurer aussi les interactions qui existent entre Etat social, démocratie, décentralisation et laïcité »).

Il précise que « le ressenti de discriminations supposées d’origine culturelle, raciale ou religieuse constitue le terreau des radicalismes ». Il s’agit dès lors « d’aider les travailleurs sociaux à mieux analyser les mécanismes discriminatoires », à partir « d’exemples concrets » (fonctionnement d’un groupe anti-discriminations dans une mission locale). La formation à l’interculturel doit se faire « dans une perspective antiraciste, pour se décentrer, sortir d’un ethnocentrisme, pour mener un exercice de vigilance sur les formes insidieuses de racisme ou de condescendance dont nul n’est indemne ». Pour autant, il faut rappeler aussi que « travailler sur des cultures différentes et leurs interactions avec celles de la société française ne veut pas dire adopter leurs références ou leurs préjugés » car « il y a pour une société d’accueil des principes ou des valeurs qui ne sont pas négociables ».

Autour de l’égalité femme/homme, M. Thierry souligne « le rôle crucial des personnels de la petite enfance, tant pour l’action avec les enfants que pour la sensibilisation des parents ». Il prône « le principe de mixité des activités d’animation sociale ou socioculturelle ».

Autour de l’engagement citoyen, il est rappelé que « c’est en s’appuyant sur des appartenances qu’on peut produire de l’agir ensemble et contribuer à la cohésion sociale ». C’est pour cela que «l’apprentissage des formes d’intervention sociale d’intérêt collectif doit faire sa place au développement des capacités d’action collective des personnes, au travail social communautaire».

Respecter et faire respecter la laïcité

« La laïcité permet l’exercice de la citoyenneté en conciliant la liberté de chacun avec l’égalité et la fraternité de tous dans le souci de l’intérêt général ». La laïcité « n’est pas la religion des antireligieux; la laïcité n’exclue pas, elle est par nature inclusive ». Ce sont ce discours et cette pratique qui sont revendiqués, conscient de « l’instrumentalisation de la laïcité comme couverture de l’islamophobie » chez certains.

M. Thierry ne nie par les nouveaux défis de l’exercice laïc du travail social, notamment « le conflit entre l’exigence laïque et un principe d’empathie ». Il propose alors de dessiner les limites par la question du droit : « quel est l’intérêt collectif? La manière dont ce droit est revendiqué respecte-t-elle les impératifs de la vie collective et du respect des libertés de tous? ».

Si un module de formation à caractère obligatoire sur la laïcité, « appuyé sur des analyses de pratiques ou de cas émergents des terrains de stage » doit être mis en place dans les cursus de formation initiale, le rapporteur ne propose qu’un module optionnel pour l’enseignement sur les religions. Il s’agirait surtout d’y « analyser l’importance du fait religieux, sans préjugé, et de montrer sa diversité et sa contingence pour permettre de réfléchir et de relativiser sans pour autant être choqué dans ses convictions intimes ». « Il importe de ne pas enseigner les religions en tant que telles, parce que cela pourrait autoriser, voire inciter, les travailleurs sociaux à entrer dans des débats religieux, notamment lorsqu’ils sont sollicités. Ce n’est pas le rôle d’un intervenant social» qui doit « inviter et amener le jeune à exercer son autonomie de jugement ».

La formation permanente doit pouvoir se mettre en place, avec pour les acteurs d’importants besoins de pouvoir « s’exprimer sur leurs expériences », en « formations décloisonnées ». Les besoins de formation concernant les questions de laïcité dans la gestion des ressources humaines trouvent actuellement moins de réponses dans l’offre de formation existante.

« Beaucoup de réseaux ou d’institutions se sont dotés de référents laïcité », titulaires formés se situant à un bon niveau de responsabilité. Cette démarche est encouragée, sous la forme de « référents éthique professionnelle et déontologie, ce qui semble fécond dans la mesure où les exigences de la laïcité rencontrent le questionnement sur la conciliation entre respect de la liberté et de l’identité des personnes et les règles nécessaires au vivre ensemble ». Est mise en avant la création de commissions départementales d’éthique et de déontologie.

Concernant les associations qui « ne sont pas régies par les règles qui s’imposent au service public en matière de neutralité des agents publics et des espaces publics », on ne peut néanmoins « dissocier le respect des libertés de tous d’un principe de non-ingérence de l’institution dans la sphère religieuse, donc de certaines formes de neutralité ». Une charte pourrait voir le jour, mais « largement concertée, largement bâtie par les professionnels eux-mêmes » et « s’inspirant de préoccupations d’autorégulation collective ».

Contribuer à la prévention des dérives radicales

Le rapport retient comme définition de la dérive radicale « un processus d’adhésion à une idéologie extrémiste, conduisant à une rupture radicale avec l’ordre établi, à une auto-exclusion de la société, et favorable à un passage à l’acte violent », « l'auto-exclusion, la rupture des liens familiaux, sociaux, relationnels en particulier constituant un symptôme crucial sur lequel le travail social peut encore espérer agir ». « Cette définition doit permettre de distinguer les processus de radicalisation des intégrismes religieux ou des comportements de provocation liés à l’adolescence ».

Le rapport souligne qu’il « n’existe pas de profil type de la personne radicalisée : diversité géographique et sociale, énorme majorité de jeunes (plus de 90% de moins de 25 ans et 20% de mineurs), un pourcentage croissant de femmes (30%), les nouveaux convertis ou supposés tels représentant 38% des signalements, avec une diversité sociale encore plus forte que pour les autres signalements ». « Quelques traits émergent des témoignages des acteurs de terrain : la présence d’une faille personnelle, la désaffiliation sociale et le manque de repères culturels, la rencontre d’un recruteur, la survenance de facteurs déclenchant (déception affective, conflit avec les proches, échec scolaire, sportif ou personnel), la recherche d’une identité de refuge ou de substitution ».

Dès lors, « il ne peut y avoir d’approche unidimensionnelle des actions de prévention, mais des accents à mettre sur l’estime de soi (contre la victimisation et pour l’apprentissage d’une autonomie de jugement) et la ré affiliation sociale ». « Une prévention globale, aussi en amont que possible, passant par toutes les politiques publiques qui luttent contre l’inégalité des chances et les discriminations » doit permettre de « faire reculer un sentiment de ségrégation ». Pourtant, « le problème est qu’on consacre souvent beaucoup plus d’énergie et de moyens, à coup de dispositifs, à repriser les accrocs du tissu social qu’à en renforcer la trame ». Il s’agit de « rechercher, avec les intéressés, des modes d’action collective pouvant recréer un sentiment d’appartenance et la volonté de faire des projets, en s’appuyant sur les familles prêtes à coopérer sur des enjeux de scolarisation et d’insertion des enfants ».

La prévention du passage à l’acte « n’est pas une mission spécifique pour les travailleurs sociaux, mais cela fait partie intégrante de leur rôle en matière de protection de l’enfance et dans une certaine mesure de lutte contre l’exclusion. Il faut du reste à tout prix éviter, sur certains sites, d’enfermer les éducateurs de rue dans une fonction de prévention de la radicalisation, ou de créer une nouvelle catégorie d’intervenants spécifiques, ou de privilégier des associations focalisées sur cette pointe émergée de l’iceberg ».

On pourra mettre l’accent sur :

  • « des actions multi médias de sensibilisation et de prévention de l’infiltration des thèses complotistes, à partir de projets ou de demandes multiples des jeunes » (conférences sur le Proche Orient, débats sur les discriminations, représentations théâtrales…) pour « faire écho à des préoccupations politiques des jeunes », en « travaillant sur les dynamiques de groupe ».
  • Pour lutter contre le complotisme, « il ne sert à rien de contredire par des arguments rationnels les délires complotistes chez un jeune endoctriné », même si « l’humour et la dérision peuvent avoir un effet lorsque le processus d’enfermement dans l’univers complotiste n’est pas trop avancé ». Les « éducateurs de rue recherchent l’appui d’un tiers pour redonner confiance au jeune et l’amener à se poser des questions, essaient de trouver une faille affective qui puisse convaincre le jeune de rompre son isolement, avec l’aide d’un très proche qu’il faudrait ménager ou protéger (mère, petit frère ou sœur…) ».

Enfin, « lorsque le danger est avéré, il peut être nécessaire de procéder à un signalement », lorsque le « faisceau d’indices réuni étaye la gravité du danger et l’inexistence d’options alternatives réalistes à la décision de signaler ». Les mineurs sont alors « en priorité signalés aux dispositifs spécifiques de protection de l’enfance ». « Les éducateurs qui ont procédé à ce type de signalements ne l’ont fait qu’avec l’aval de leur hiérarchie et si possible après avoir pu consulter un référent ou une instance collégiale. Ils souhaitent être tenus au courant des suites données, notamment en matière de suivi social, ce qui est loin d’être toujours le cas ».

RAPPORT THIERRY 2016