Comité de la Prévention Spécialisée de Paris

Des auto-écoles à Arc-Les équipes d'amitié

Des auto-écoles à Arc-Les équipes d'amitié

timthumb

Parce qu'apprendre à conduire, c'est apprendre à se conduire

 

redimlive

Franck BLANCHET, enseignant technique à la conduite, CAPP, Licence Professionnelle en Sciences Humaines : formateur d’adultes. 20 années de travail dans le secteur marchand de l’auto-école dont 12 ans en tant que patron d’une auto-école et depuis 11 ans enseignant et éducateur à ARC-EA./p>

L'équipe Auto-école, composée de Jeunes auto-écoles (18ème) et Michal Auto-École (13ème), travaille depuis plus de 30 ans dans le cadre de la Prévention Spécialisée à Paris et elle est la seule équipe de ce genre dans la capitale. Elle s’adresse à un public défavorisé, désaffilié, parfois en réelle rupture (si ce n’est pas totalement avec la société, c’est le cas avec les normes sociales…).

L'apprentissage de la conduite est un outil historique de la Prévention Spécialisée. Celle-ci s'est très vite rendu compte de la pertinence d'un tel instrument au service des jeunes en difficulté. En effet, le phénomène automobile est totalement inscrit dans l’idéal de notre société à la fois individualiste et démocratique.

Individualiste? En ce qui concerne la conduite, observons les véhicules ! Depuis que notre société n'avance plus et que la concurrence entre les personnes s'intensifie, les voitures qui était basses et fines afin de rouler vite ne cessent de devenir de plus en plus hautes (SUV). Leurs conducteurs qui pensent dominer leurs congénères se sentent rassurés derrière leur vitres sur-teintées, au sein d'une société anxiogène.

De plus il n'y a qu'à regarder les aménagements construits dans les centre-villes pour se rendre compte que tous les agencements de sécurité visent à séparer les usagers.

Mais elle est également démocratique parce que les règles du code de la route sont basées sur un principe d’égalité : il suffit d'arriver à droite, quel que soit l'usager, pour avoir la priorité, et de plus, elles protègent les plus faibles, les usagers fragiles face aux usagers carrossés.

Les principales règles du code de la route visent à diviser l’espace et le temps afin que chacun puisse trouver sa place dans la société des automobilistes. Cela fait écho au fonctionnement de toute société.

Cette formation, plus que d'autres, visite toute la personnalité du jeune en devenir : la relation au corps, la relation à la loi, la relation à autrui, la relation aux institutions, la relation au bien faire et bien agir… aimer.

 

La relation au corps

Une des caractéristiques du public de Prévention Spécialisée est sa grande difficulté à renoncer aux réponses automatiques. Devant un problème nouveau à résoudre, le jeune, comme beaucoup, cherche dans un premier temps à y plaquer ses propres connaissances : des réponses automatiques qui sont souvent inadaptées.

En leçon de conduite le jeune produit le plus souvent des gestes totalement désordonnés et se dit « complétement stressé ». Jean Piaget parlait de déstructuration cognitive, nous pouvons ajouter qu'il y a aussi une déstructuration affective (les émotions).

Il est vrai que lorsque les émotions le submergent, le jeune n’est plus à l’écoute des informations que lui renvoie son corps. Au volant de la voiture, le jeune ne peut pas doser ses mouvements, ne sent plus ses mains, ne sent plus ses pieds. Tous ses gestes démarrent de manière simultanée et rendent impossible le traitement des informations car chacune des actions génère des informations contradictoires qui interfèrent. Il devient impossible de distinguer la véritable information du « bruit informationnel » et rend très compliqué l’apprentissage. Certains ne sortent jamais de cet état et doivent faire avec. Ils sont toujours en tension et cela accapare une grande partie de leur attention au détriment de la suite de l'apprentissage.

Un des « quatre piliers de l'apprentissage (Demain, l'école, les innovations dans le monde, ARTE) », comme les ont mis en évidence les expériences des sciences cognitives les plus récentes, est la capacité à inhiber ces réponses automatiques. Un jeune accompagné par la Prévention Spécialisée, qui a vécu dans un environnement affectif peu contenant voire toxique, ressent un tel niveau de stress qu'il n'y parvient pas ou très lentement.

Le temps est un atout indispensable afin d’instaurer un climat de confiance et ainsi créer une relation de qualité entre l'éducateur technique et le jeune. Elle permet à celui-ci de diminuer son niveau de stress. L’auto-école associative au sein d'un club de Prévention Spécialisé le lui autorise grâce à un patient travail installé dans la durée.

Cette relation de confiance va lui permettre d'accepter ses émotions. Il ne sait pas que les émotions sont constitutives de la relation au monde. La peur, émotion essentielle à la survie, est perçue comme négative alors qu’elle permet de réguler quantité de comportements.

« L’amitié » avec cette émotion, qui, en voiture, va lui permettre, entre autres possibilités, de faire le choix serein d'aller plus ou moins vite selon les circonstances, sera pour lui la démonstration que les réponses agressives vis-à-vis de son environnement, conséquence directe de la peur et surtout de son déni, sont peu pertinentes.

Lors de l'apprentissage de la conduite, le jeune va devoir apprendre et appliquer des procédures. Une procédure est une succession de tâches imposées à réaliser. Elle suppose un « espace-temps ».

Le jeune en difficulté avec le temps, généralement dans l'instantanéité, amène, à titre éducatif, l'enseignant de la conduite à installer son enseignement dans la (parfois longue) durée.

Le jeune est incité à maintenir durablement son attention (2ème pilier de l'apprentissage). Les éducateurs techniques, de même que tous les professionnels de la Prévention Spécialisée, connaissent bien le déficit attentionnel des jeunes qu'ils accompagnent.

De plus, savoir conduire c'est connaître et mettre en œuvre des schèmes d’action. Apprendre ne se résume pas à savoir dérouler une procédure. D’ailleurs, il s’agit de l'aspect le plus simple à mettre en place (malgré les obstacles cités précédemment). Les difficultés principales résident dans la convocation des connaissances nécessaires à la mise en action de la procédure et le traitement pertinent des informations liées à cette procédure.

Être capable de convoquer les connaissances et les informations pertinentes dans un système ouvert (telle qu’est la conduite automobile) demande des qualités d'ouverture que le système de défense du jeune, construit et consolidé tout le long de sa jeune existence, n'autorise pas. Ce système de défense amène le jeune à conduire avec un regard fixe et fermé... défensif.

Seules les stratégies éducatives de la Prévention Spécialisée donne ce temps nécessaire au jeune.

 

La relation avec la loi

Afin de pouvoir respecter des règles de vie commune avec les autres usagers de la route il faut avoir un minimum « automatisé » les tâches nouvellement acquises de la manipulation du véhicule en remplacement des connaissances inadaptées et anciennement automatisées. Le jeune va maîtriser son corps pour commander à l’outil et ainsi quitter la toute-puissance. Il va passer de la maîtrise du véhicule, comme si celui-ci avait une volonté, à l'autorité qu'il a sur son premier cercle environnemental (la voiture) et par la suite les autres.

Il va, dans un premier temps, rencontrer l'autre au travers de la règle. Les éducateurs connaissent bien les difficultés de leur public à respecter les lois. L'apprentissage de la conduite interroge les jeunes sur leur relation à la loi et aux règles.

Le jeune, orienté à l’auto-école par nos collègues éducateurs, va souvent adopter un mode de fonctionnement individualiste et souvent « hors la loi ». C'est-à-dire un comportement à l'exemple de toutes les valeurs que lui suggèrent l'ultra-libéralisme, les élites qui le cautionnent et qui fascinent le jeune.

Exemple : un jeune accompagné par JAE entraînait les jeunes enfants du quartier au football. Il avait pour habitude de leur dire d'être malin sur le terrain. Il y a des règles mais... il faut être malin. Il y a là un comportement tout à fait en phase avec les procédés de défiscalisation des bilans des grandes entreprises. L'éducateur a essayé de lui faire comprendre que c'était néanmoins tricher et donc un comportement plutôt immoral mais cette proposition lui était inécoutable.

Dans le véhicule il ne se préoccupe pas des autres usagers qu'il gène copieusement. Il peut, à contrario, se montrer soucieux de l'autre et respectueux des règles mais dans une interprétation étroite de la loi. Il roule, enfermé sur la voie de droite, sans oser prendre la moindre initiative.

La réalité est que les éducateurs, enseignants de la conduite, constatent que le jeune passe rapidement et successivement d’un comportement d’interprétation étroite de la loi à un comportement « hors la loi » par méconnaissance de celle-ci ou par imitation de l'autre.

L’imitation de l’autre est ce qui permet au jeune de s’affranchir de la confrontation aux règles. Le travail de l'éducateur à l’auto-école va consister (étonnamment puisqu’il les a apprises) à lui rappeler dans un premier temps que des règles existent. En effet nombre de jeunes font, en toute innocence, comme si elles n'existaient pas alors qu'ils les ont apprises au cours de code.

Ils n'ont pas intégré l'idée que les relations entre les personnes doivent se faire par le truchement des règles. Ils privilégient le lien direct entre conducteurs avec comme corollaire la loi du plus fort. Ils laissent passer le camion et forcent le passage au cycliste. Le travail d’inhibition de cette réponse automatique, inscrite dans un rapport de force, va lui permettre de choisir la règle pertinente afin qu'il s'autorise à occuper tout l’espace légal.

Les jeunes, fortement inscrits dans cette logique par culture familiale ou du fait de conditions sociales l'inscrivant dans la survie, mettent beaucoup de temps à inverser ce paradigme.

Dans cette première partie, a été mise en évidence l'importance du temps dans le travail de déconstruction de ces logiques.

Les « renforcements synaptiques » (3ème pilier de l'apprentissage ; le 4ème étant la nécessité de bien dormir) sont là pour consolider les nouveaux acquis. Ils sont d’autant plus solides que les actions sont multipliées. Il est important de comprendre qu’une connaissance, une information, sont toujours enregistrées avec tout le contexte dans lequel elles ont été vécues, notamment le contexte affectif c’est-à-dire avec toutes les émotions ressenties à ce moment-là.

C’est malheureusement aussi vrai pour les anciennes connaissances, les fameuses réponses automatiques, inadaptées aux problèmes d’autant plus difficiles à faire taire qu’elles ont été durablement installées et renforcées en mémoire.

Pour corriger cela, nos deux auto-écoles éducatives ont mis en place des dispositifs où la parole du jeune est mise en avant.

Une leçon standard de 2 heures dure bien plus que 2 heures (2h30, voire 3h). La loi nous impose 5 minutes de paroles au début et à la fin de la leçon pour entamer et « débriefer » la leçon. Nous prenons beaucoup plus de temps afin de nous assurer du bien-être physique et psychique du jeune. Nous n'hésitons pas à nous arrêter un long moment en milieu de leçon pour nous asseoir sur un banc ou à une terrasse de café, marcher dans le jardin du château de Versailles ou le parc départemental du Sausset en Seine-Saint-Denis. Sortir le jeune du quartier, de la voiture : tels sont les outils à notre disposition.

L'inscription dans la durée est le levier indispensable à la construction du jeune. Les écoles de conduite commerciales ont des impératifs commerciaux et financiers incompatibles avec cette nécessité. Elles se doivent d'être rentables pour assurer leur pérennité et le temps perdu pour elles est de l'argent perdu alors que le temps est "le sang et l’oxygène" de la Prévention Spécialisée.

Dans une logique économique, pour réussir le permis de conduire, il faudrait mettre en place une pratique totalement bannie de nos auto-écoles éducatives : le bachotage de l'examen. Cette pratique entraîne le jeune à s'enfermer dans des conduites stéréotypées qui vont le rendre incapable de résoudre les situations nouvelles qu'il va rencontrer les premières années de sa vie de jeune conducteur, une fois le permis obtenu.

Nous savons tous la surreprésentation des jeunes dans les accidents et des études montrent également que les pauvres ont plus d'accidents que les riches.

Nous ne pouvons pas entrer dans cette logique. Celle-ci nous conduirait à sélectionner nos élèves afin de mieux atteindre nos objectifs. Nous créerions une élite parmi les plus en difficulté et son corollaire : des désaffiliés parmi les désaffiliés. Si cette logique s’appliquait à toute notre société (mais n’est-ce pas déjà le cas ?), cela aboutirait à une concentration de la misère sur quelques-uns. C’est, à nos yeux, une monstruosité.

Ce qu’il est possible de faire grâce à l’outil « prévention spécialisée » : permettre à un jeune défavorisé de réussir son examen de conduite dans un lieu physique et symbolique inconnu, celui de l'épreuve pratique.

Au titre de l’éducation, il est fondamental de comprendre que le jeune doit réussir l'examen de conduite grâce à ses propres connaissances, ses propres compétences, ses propres forces.

Sa réussite ne doit pas dépendre de la connaissance du parcours de l'inspecteur mais de ses propres savoir-faire. Le jeune pourra ainsi s'attribuer la totalité de sa réussite et cela peut lui permettre de soigner ses blessures narcissiques et renforcer son estime de soi ; ce dont a grand besoin notre public.

 

La relation a autrui, la naissance d’une volonté, l’autonomie

L'éducateur technique explique au jeune qu'un conducteur qui entretient de bonnes relations avec ses pairs est un conducteur dont on va observer qu'il arrive à équilibrer les diverses distances inter-véhiculaires (devant, derrière, à gauche, à droite). Ce dernier va savoir refréner ses pulsions agressives et ne pas « coller » le véhicule qui le précède. De même il va chercher à rouler aussi vite que les autres afin de ne pas être « collé » par le véhicule suiveur. Il va donc chercher à se mettre en harmonie avec le flot de circulation. Sur les espaces latéraux il ne va pas réguler son comportement par des coups de volant mais dans un premier temps ralentir pour laisser passer celui qui empiète sur sa voie.

Rien ne fait dévier le conducteur de son projet (aller quelque-part), il temporise seulement celui-ci (toujours le temps) mais ne l'abandonne pas.

« Quand dire c'est faire » (John Austin). Pour accéder à cette harmonie il est nécessaire de comprendre et de se faire comprendre des autres. Pour communiquer les êtres humains ont la parole, le conducteur possède (livrés avec la voiture) des accessoires lui permettant de s'entretenir avec les autres (clignotant, feux stop...). Il doit apprendre à utiliser ceux-ci, non pas parce que c'est obligatoire, mais parce que c'est nécessaire à la relation.

Concrètement, un événement agi ou subi se produit, il cherche à savoir ce que les autres conducteurs, les autres usagers ainsi que tout le système (Homme, voiture, environnement) lui disent. Il en tient compte et, à son tour, leur répond puis regarde si ce qu'il dit est compris avant d'engager sa manœuvre. Le clignotant, qui n'est qu'une lumière qui s'allume et s'éteint, devient performatif de par son influence sur les autres conducteurs.

Lorsque faire c'est dire. Entrer en relation ne se fait pas que par la parole. Il y a un langage non verbal qui accompagne les mots. Selon qu'ils sont en concordance ou dissonance avec ce langage ils vont conforter le propos ou au contraire amener de la confusion. C'est pareil en voiture. Quand un clignotant est mis, celui qui le voit ne lui donne du sens que parce que cela s'inscrit dans un contexte. Le comportement du conducteur qui a mis son clignotant, selon sa vitesse et sa position, va se faire comprendre ou pas.

Lorsque que la règle cesse d'être une contrainte pour devenir un langage commun. Lorsque le jeune apprend à conduire il ne perçoit que la dimension contraignante du respect de la loi.

Le jeune doit apprendre à jouer le bon texte, celui qui va permettre au théâtre de la vie de se poursuivre. Exemple : à une intersection, lorsque 2 véhicules y pénètrent, une même règle de priorité est convoquée par les 2 protagonistes. Si l’un d’entre eux ne s’y réfère pas, ne joue pas le rôle de celui qui a la priorité ou de celui qui ne l’a pas, il amène de la confusion et l’accident peut survenir. C’est encore plus dangereux quand il s’agit d’une voie d’insertion et que les 2 conducteurs ralentissent parce que le conducteur prioritaire ne prend pas sa priorité.

Comprendre les règles tacites de circulation. Il est fondamental de saisir les codes de vie d'une communauté fussent-ils ceux de la société des automobilistes afin de s'y intégrer.

La première fois qu'il entre sur un carrefour à sens giratoire encombré, le jeune ne comprend pas le comportement des autres conducteurs. Il essaye de lire la situation en faisant référence aux règles qu'il a apprises alors que les autres automobilistes ne les respectent pas. Exemple : lorsque le clignotant n'est pas ou mal utilisé. L’éducateur va aider le jeune à comprendre des comportements (vitesse, trajectoires) qui se sont instaurés dans les habitudes de bon nombre d'automobilistes, au fil des années.

Apprendre à faire des choix. Dans l'attente de la possibilité d'entrer sur le giratoire, le jeune apprend à tenter sa chance, renoncer dans la seconde qui suit pour retenter à nouveau sans penser que cette succession d'états n'est pas une erreur mais simplement l'adaptation à une situation qui évolue.

Le statut de l'erreur auprès de ces jeunes, amalgamée à une faute, est terrible et les paralyse souvent dans leur progression. La faute mérite une punition alors que l’erreur suggère la réparation. La faute suscite des émotions extrêmement négatives alors que celles-ci sont la condition même de la possibilité du choix (l'erreur de Descartes d'Antonio Damasio) alors que la réparation de l’erreur, lors de l’apprentissage, c’est apprendre.

Le giratoire est un thème intéressant. En effet s'il nous a été présenté comme un aménagement facilitant la fluidité de la circulation, on s'est vite rendu compte qu'il favorisait la sécurité des usagers de la route. La raison à tout cela en est l'homogénéisation des attentes des conducteurs qui ont tous le même travail à faire en s'insérant sur le rond-point : Y accéder en cédant le passage à gauche et être prioritaire une fois entrés. Cette harmonie des attentes facilite la compréhension avec autrui et ainsi réduit le nombre d'accidents. Exemple : lorsque 2 véhicules se percutent, au moins un des 2 conducteurs n'a pas compris à temps la réalité de la situation. Ainsi la première cause d'accident n'est ni l'alcool, ni le cannabis, ni la vitesse, ni la fatigue... mais l’incompréhension entre conducteurs (l'alcool, le cannabis, la vitesse et la fatigue favorisant celle-ci).

Travailler sur la propension de certains jeunes tenant un discours à tendance paranoïaque : « Il a fait exprès de me gêner »

L'enseignant technique va attirer l'attention du ou de la jeune sur la réalité de la situation. « Tu es une jeune femme, c'est un homme plus âgé. Tu n'as pas encore ton permis, lui il l'a depuis longtemps. Il rentre chez lui, toi tu apprends à conduire » et de poursuivre : « Il est très différent de toi et même s'il est dans une voiture comme toi, il fait des choses différentes de toi. Il n'a donc pas les mêmes attentes que toi et il n'a tout simplement pas imaginé qu'il pouvait te gêner en s’arrêtant si prêt de ton véhicule. »

Autre discours tenu par le jeune : « Il ne veut pas me laisser passer ».

Lorsque la chaussée se rétrécit et que de nombreux véhicules se retrouvent coincés dans le goulot d'étranglement, des comportements agressifs se mettent en place. L'enseignant technique va montrer au jeune que c’est « l'affirmation de soi » qui lui sera bénéfique. C’est-à-dire une volonté affirmée sans agressivité va être le comportement le plus favorable à lui et aux autres : gérer la bonne distance avec celui qui précède ; ne pas rouler trop près pour ne pas montrer une agressivité qui va déclencher celle du voisin ; ne pas se laisser distancer mais au contraire, montrer sa volonté de poursuivre son projet, son chemin.

L'éducateur va aussi inciter le jeune à chercher à recueillir le regard de celui avec lequel il pourrait être en conflit. En effet, un regard échangé permet à l'humanité de reprendre sa place dans cet univers mécanique.

La fragilité du jeune, générée par sa condition d'apprenant, aggravée par les problématiques de sa condition de vie, lui fait voir le monde beaucoup plus hostile qu'il ne l'est réellement. Des expériences de conduite automobile positives sont des clefs qui vont lui permettre de s'ouvrir plus facilement aux autres.

Travailler à l'affirmation de soi par le biais de la parole. En prévention spécialisée, la parole du jeune est toujours recherchée et mise en valeur lors des leçons de code et de conduite mais aussi en dehors de la leçon.

Au cours de code les enseignants techniques se rendent compte des difficultés dues à la pauvreté du langage. La leçon de code utilise beaucoup de termes techniques mais nous remarquons également que des mots simples ne sont pas toujours compris. Au sein de nos auto-écoles nous n’hésitons pas à proposer des cours individuels à ceux qui sont le plus en difficulté. C’est un outil supplémentaire qui permet la construction de la relation éducative.

De plus, l’équipe des éducateurs a remarqué que les jeunes entretiennent la confusion des ordres.

« Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point » (Pascal). De même que l’ordre du cœur n’est pas celui de la raison, il est « tyrannique » de vouloir prendre l’un pour l’autre. Mais ici, il ne s'agit pas de cantonner cet adage philosophique du génial Pascal dans une dialectique raison/passion mais au contraire de l'ouvrir à tous les ordres que nous côtoyons journellement. Ainsi l’ordre de la technique n’est pas celui de la loi, qui n’est pas non plus celui de la morale, qui n'est pas celui de l'éthique et qui n'est celui de l'amour (André Comte Sponville ; Le capitalisme est-il moral ?)

Il est très compliqué pour un jeune de savoir choisir une réponse selon un ordre ou un autre. Par exemple : Une jeune, gênée par des véhicules en stationnement roule sur une ligne séparant les voies de circulation. Elle se sent tellement en tension à rouler sur cette ligne qu’elle frôle les voitures stationnées. Entre respect de la loi et la sécurité elle ne sait pas choisir et ensuite ne saura pas mettre de mot sur cette situation. Exemple 2 : Cette même jeune à qui l’enseignant reproche l’oubli de son livret d’apprentissage, alors qu’il est obligatoire dans la voiture école, elle lui objectera que celui-ci ne rentrait pas dans le sac à main qu’elle avait choisi ce jour-là (confusion de ordres entre esthétique et légalité).

Nous commençons à travailler cette difficulté dès les cours de code. En effet les situations très concrètes posées sur les séries de test nous permettent d'aborder ces sujets. Malheureusement, du fait des dernières réformes du passage de l'examen de code, ces questions se font de plus en plus rares au profit de questions de connaissances de type encyclopédique sans raisonnement à mettre en place : de même que les aménagements sur les chaussées séparent les usagers, les nouveaux cours de code visant, soi-disant, à améliorer la sécurité routière suppriment la pensée.

Cette complexité génère chez beaucoup de jeunes une difficulté à s'exprimer oralement, surtout en compagnie de leurs pairs. Exemple : Un jeune qui osait à peine venir à l'auto-école parce qu’il redoutait d’être interrogé, a mis 4 ans pour se permettre de s'exprimer auprès d'un nouvel arrivant, l'aider et le conseiller : situation pour laquelle la Prévention Spécialisée l’a autorisé à prendre ce temps qui lui était utile.

En conduite, l’éducateur attache une importance particulière à ce que le jeune apprenne à mettre des mots sur ses actions. Lorsque le jeune vit sa vie en termes de manques : sans travail ; sans diplôme ; sans domicile ; sans ressources, la honte l’envahit. Très vite apparaît pour lui une grande difficulté à faire la différence entre ce qu’il est et ce qu’il fait. Cette confusion est terrible parce que chaque échec détruit le peu d’estime qu’il a de lui-même. Il faut lui apprendre qu’on peut être un « quelqu'un de bien » même si on ne réussit pas du premier coup.

C’est fondamental car le jeune ne s’engagera pas dans l’apprentissage s’il confond erreur et faute.

Dans sa façon de s’exprimer nous remarquons également la difficulté à exprimer le réel. Sous la pression du jugement de l’autre, le jeune ne s’exprime que sur ce qu’il devrait faire ou avait envie de faire et en aucun cas sur la réalité de la chose vécue. Il va aussi avoir du mal à restituer ce qu’il a fait dans sa chronologie quelques minutes auparavant, ne se souvenant que des propos de l’éducateur pendant la phase d’évaluation. Il est important que le jeune engrange des souvenirs mais il est également important qu’il se les remémore. C’est la condition nécessaire afin qu’il puisse se projeter dans l’avenir en réassociant de manière différente ses souvenirs. Nous prenons le temps de le lui apprendre.

Parallèlement, lors de sorties, de week-ends, de séjours mais aussi pendant la leçon, le jeune nous dit le plaisir qu’il a eu à aller loin du quartier. Ça lui change les idées, il se sent détendu.

Certains jeunes sont en grand danger. La leçon à l’auto-école leur permet aussi de sortir de chez eux, c’est la leçon « soupape de sécurité » parce qu'elle permet de s’échapper. Elle est souvent propice à se confier à l’éducateur, la leçon de conduite devient prétexte.

L’équipe croit énormément au fait que la consolidation de l’estime de soi est le moteur qui va permettre au jeune de réussir son permis de conduire et lui permettre de croire en ses capacités en l'avenir pour par exemple : décrocher un emploi stable.

S’engager sans avoir fait cette démarche au préalable est l’assurance d’une insertion peu pérenne et installe le jeune dans le « provisoire permanent ».

 

La relation aux institutions

La relation aux institutions se fait par l’intermédiaire de l’inspecteur du permis de conduire qui est le représentant de l’Administration.

Ce n‘est pas facile pour un jeune qui a échoué à l’école, qui ne possède aucun diplôme, qui sera peut-être le seul membre de la famille à posséder ce permis, d’affronter le regard de l’inspecteur. Nous lui apprenons lors de notre préparation à l’examen à mobiliser ses forces pour obtenir, au minimum, les 20 sur 31 points nécessaires à sa réussite. Il devra faire la part des choses, hiérarchiser les erreurs afin de se concentrer sur l’essentiel. L’erreur bénigne ne devra pas le déstabiliser au risque d’en faire une autre éliminatoire. Si ce travail et tout ce qui précède a bien été accompli, il saura s’il a réussi ou non son examen et surtout pourquoi. Ce sera un indicateur fort de notre réussite en tant qu’éducateur.

La gestion de l’argent est aussi un outil de la prévention. S’il est très important que le jeune paye sa leçon, il est non moins important que le prix soit très modéré. En effet, si celui-ci devait augmenter, cela changerait assez fondamentalement la relation entre l’adulte et le jeune. Celle-ci se transformerait en une relation commerciale. La position de client est une position qui installe la personne dans ce que les analystes transactionnels appellent « son enfant » également surnommé « le petit fasciste ». Cela fait ressurgir la toute-puissance de l’enfance alors que le travail de l’éducateur est d’accompagner le jeune vers l’âge adulte.

 

Aimer, ou la relation à bien faire, bien agir

« ARC- Les Équipes d’Amitié » est une association créée en 1949. Ses membres proposent leur amitié aux jeunes qu’ils rencontrent et leurs offrent une relation qui a pour vocation de les aider à grandir.

Il y a l’amitié des moments de plaisir ou de joie partagée, celle qui peut naître lors d’un séjour ou d’une sortie. Les enseignants techniques en proposent régulièrement comme toutes équipes de Prévention Spécialisée.

Il y a également l’amitié des « services rendus ». Les auto-écoles s’inscrivent dans cette logique mais font attention à permettre au jeune de rembourser sa dette vis-à-vis de l’association notamment en venant fêter sa réussite afin d’encourager les autres, ainsi ils rendent aussi service à l’Association.

Et puis, il y a celle de Montaigne et La Boétie : « « Parce que c’était lui, parce que c’était moi ». Cette amitié pourrait s’appliquer à la « belle conduite », celle ou on fait les choses sans autre cause qu’elles-mêmes. Mais, peut-être faudrait-il encore plus de temps que nous en disposons actuellement ?

Comme toute équipe de Prévention Spécialisée, notre outil principal est la relation, relation au service de la construction du jeune. Et cet outil a la particularité, contrairement à l'outil industriel qui s'amortit en haut d'un bilan, d'être toujours en construction comme des dieux auxquels il faut faire, sans cesse, des offrandes pour qu'ils puissent exercer leur puissance. La construction et le maintien de la relation s'inscrit donc dans la longue durée.

Pour reprendre l'analogie industrielle, la relation est plutôt la "machine-outil" sur laquelle l'éducateur va « monter des outils » que sont les accompagnements, les sorties, les séjours, les chantiers, l'hébergement et d'autres qu'il faut savoir inventer en fonction des situations. L'apprentissage de la conduite est l'un de ses outils les plus puissants.

Le financement se porte donc sur l'outil de la construction de la relation, elle-même outil de tous les objectifs de construction de la personnalité du jeune. C'est là une particularité qui rend très compliquée son évaluation en termes d'objectif à atteindre. L'objectif à atteindre est par ailleurs une idée bien saugrenue quand il s'agit d'êtres humains.

Nous lui préférons une analyse par objectif qui privilégie la qualité du chemin au but à atteindre. Nous pouvons ainsi, comme le recommande le REMC (Référentiel à l'éducation pour une mobilité citoyenne), nous poser la question du pourquoi, du comment, des risques encourus, des influences ainsi que des pressions subies et permettre au jeune de s'autoévaluer.

Tout ce questionnement ne peut pas être produit par un simple bavardage avec le jeune. Il ne peut être mis en place que si on fait une activité avec lui, si « on fait avec » …

Franck Blanchet